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Comment nous pourrions cesser d'être humains ? par Jean-Luc Nancy, philosophe

Savoirs

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02.13.2020

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Intervention de Jean-Luc Nancy, philosophe

Nuit Alumni - Le Bal des Talents - 7 février 2020

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Si quelque chose caractérise l’animal humain c’est bien cette hybris dont vient de parler mon collègue. C’est une capacité d’excès, une propension à excéder. Aller aux limites, passer les limites : voilà presque des idéaux même si toutes les sagesses prônent la mesure, la tempérance.

L’hybris des Grecs consistait à défier les dieux. Lorsqu’il n’y a plus eu de dieu ou bien lorsque le dieu est lui-même devenu excessif – unique et au-delà de tout – alors l’homme s’est mis à se dépasser lui-même indéfiniment et à une vitesse accélérée. On a nommé cela le progrès : alors que les outils n’utilisaient que des forces animales les machines ont exploité des forces physiques captées et aménagées dans des buts précis. La poudre à canon, la vapeur, l’électricité, les réactions chimiques, la fission atomique, le transistor, les nanotechnologies, l’intelligence artificielle  forment l’expansion continue d’un ensemble devenu indissociable de nos existences.

Il en est même indissociable au point qu’il les enveloppe, leur donne des cadres et des finalités nouvelles. En même temps nous découvrons à quel point nous avons abusé des ressources énergétiques et comment ces abus nous imposent un redoublement d’efforts, d’inventions et de productions techniques innovantes mais dont il n’est pas possible de prévoir tous les effets.

Nous apprenons ainsi trois choses à la fois : 

1) nous abusons du monde et de nous-mêmes ; 

2) nous nous imposons une course éperdue vers une maîtrise totale (de la vie, de la matière, du cosmos) qu’il y a beaucoup de raisons  à la fois de mettre en doute et de redouter ;  

3) nous n’avons plus d’autre finalité à notre disposition.

La 3e leçon est la plus sévère. On dira qu’elle n’est pas nouvelle car l’homme n’a jamais connu ses fins ou sa destination. Mais il a très bien su pendant très longtemps composer avec cette difficulté et en faire une ressource. Il a inventé des mythes, des religions parfois étranges mais toujours riches de symboles ; il a produit des œuvres d’art à foison, ouvrant des mondes inouïs ; Il a développé une science d’une ampleur et d’un raffinement inouïs ; il a, surtout, su vivre et mourir, aimer et détester dans un partage de sens avec ses semblables et avec les autres vivants.

Tout cela, pendant des millions d’années et à travers des milliers de cultures, a donné confiance à l’homme. Mais cette confiance a changé : d’un côté elle se fait défiante, d’un autre elle est obligée de se demander où elle conduit. Les paradis religieux, politiques, artistiques ou scientifiques ne miroitent plus au fond de l’espace vide.

Nous pouvons ainsi cesser lentement d’être des hommes et des femmes – justement parce que nous avions cru être sûrs de nous et de nos pouvoirs. Déjà l’inhumanité de tant de guerres, de conflits, de catastrophes aux causes directement ou indirectement humaines nous inquiète.

L’Université a pour vocation non seulement de dispenser des savoirs mais de les situer, tous et chacun, sur l’horizon de l’humanité du temps présent, de ses attentes et de ses inquiétudes – de ses abus et du sens de ses usages.  C’est par là qu’elle se distingue des formations professionnelles même si elle doit aussi, aujourd’hui, rendre possible l’accès aux professions. L’Université – c’est ce que montre une soirée comme celle-ci – est un lieu de vie et de pensée. Vivre et penser dans le souci du monde, voilà ce dont il s’agissait à la fondation des Universités. La nôtre doit son origine au Gymnase fondé par Jean Sturm en 1539. Sa statue figure au fronton du Palais où nous sommes, avec entre autres celles de Leibniz et de Képler.  Dans ses Lettres académiques Jean Sturm célébrait Athènes où disait-il « Poètes, mathématiciens et philosophes florissaient ensemble. » Je ne suis pas en train de vous  ressortir des vieilleries ni de chanter un nouvel éloge du passé. Nous pouvons oublier Athènes - il s’agit  ‘aujourd’hui, de ce monde capable de devenir inhumain si nous ne savons pas repenser l’homme de fond en comble.


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